NOTES

 

Toute la biographie de William Shakespeare qui suit emprunte beaucoup - et, dans un premier temps, tout - à l'Etude sur Shakespeare placée par Guizot en tête de sa traduction des oeuvres complètes de Shakespeare publiée en 1821 chez Ladvocat et qui se trouvait à Hauteville House. La comparaison des deux textes, facilitée par la disponibilité de celui de Guizot sur le web, est instructive. On en donnera ci-après quelques exemples; elle fait toucher du doigt ce qui sépare un bon écrivain d'un très grand; elle montre aussi que Hugo s'attache à rendre sensible que la biographie de Shakespeare n'a pas de commune mesure avec son oeuvre. Il n'agira pas cependant de même avec tous les autres génies.

 

Mais si Hugo est très proche de Guizot pour l'information, il l'est bien davantage, pour le ton et les perspectives, de Chateaubriand. Son Essai sur la littérature anglaise - Considérations sur le génie des hommes, des temps et des révolutions (Paris, Furne et Gosselin, 1836) se trouvait à Hauteville House; on imagine mal que Hugo ne l'ait pas lu, ou relu. Il avait mis à contribution Guizot et Chateaubriand pour Cromwell, il les retrouvait pour William Shakespeare qui reprenait, pour la dépasser de très loin, l'ancienne Préface.

La mise en parallèle de l'Essai avec l'oeuvre de Hugo mériterait une étude particulière tant les analogies sont nombreuses et fortes. L'une des plus troublantes tient à une construction similaire. Chateaubriand encadre son étude de Shakespeare d'une méditation initiale qui l'associe non pas à ses contemporains mais à d'autres « Divinités méconnues des hommes à leur passage » - Milton, Molière, Miche-Ange, Dante, Le Tasse, Homère, Sophocle, Eschyle - qui « ne se méconnaissent point entre elles » et forment « une société d'illustres égaux »; et d'une conclusion plaçant Shakespeare « au nombre des cinq ou six grands génies dominateurs » - Homère, Dante, Rabelais. On y entend, pour ainsi dire, l'écho de la voix de Hugo:

« On renie souvent ces maîtres suprêmes; on se révolte contre eux; on compte leurs défauts; on les accuse d'ennui, de longueur, de bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs dépouilles; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout se teint de leurs couleurs; partout s'impriment leurs traces: ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples; leurs dires et leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et lignée. Il ouvrent des horizons d'où jaillissent des faisceaux de lumière; ils sèment des idées, germes de mille autres; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts: leurs oeuvres sont des mines inépuisables, ou les entrailles mêmes de l'esprit humain. » (p. 324)

 

Quant à la vie de Shakespeare, Chateaubriand en trouve les éléments dans Guizot, comme Hugo, mais il l'écrit avec une rapidité plus grande encore et le même détachement: « Le père du poète, probablement catholique, d'abord chef bailli et alderman à Stratford, était devenu marchand de laine et boucher. William, fils aîné d'une famille de dix enfans, exerça le métier de son père. Je vous ai dit que le dépositaire du poignard de Melpomène saigna des veaux avant de tuer des tyrans, et qu'il adressait des harangues pathétiques aux spectateurs de l'injuste mort de ces innocentes bètes. Shakespeare, dans sa jeunesse, livra, sous un pommier resté célèbre, des assauts de cruchons de bière aux trinqueurs de Bidford. A dix-huit ans il épousa la fille d'un cultivateur, Anna Hatway, plus âgée que lui de sept années. Il en eut une première fille, et puis deux jumeaux, un fils et une fille. Cette fécondité ne le fixa et ne le toucha guère; il oublia si bien et si vite madame Anna, qu'il ne s'en souvint que pour lui laisser, par interligne, dans son testament mentionné plus haut, le second de ses lits après le meilleur.

Une aventure de braconnier le chassa de son village. Appréhendé au corps dans le parc de sir Thomas Lucy, il comparut devant l'offensé, et se vengea de lui en placardant à sa porte une ballade satirique. La rancune de Shakespeare dura; car de sir Thomas Lucy il fit le bailli Shallow, dans la seconde partie de Henri VI, et l'accabla des bouffonneries de Falstaff. La colère de sir Thomas ayant obligé Shakespeare de quitter Stratford, il alla chercher fortune à Londres.

La misère l'y suivit. Réduit à garder les chevaux des gentlemen à la porte des théâtres, il disciplina une troupe d'intelligens serviteurs, qui prirent le nom de garçons de Shakespeare (Shakespeare's Boys). De la porte des théâtres se glissant dans la coulisse, il y remplit la fonction de call boy (garçon appeleur). Green, son parent, acteur à Black-Friars, le poussa de la coulisse sur la scène, et d'acteur il devint auteur. On publia contre lui des critiques et des pamphlets auxquels il ne répondit pas un mot. Il remplissait le rôle de frère Laurence dans Roméo et Juliette, et jouait celui du spectre dans Hamlet d'une manière effrayante. On sait qu'il joûtait d'esprit avec Ben Johnson au club de la Sirène, fondé par sir Walter Raleigh. Le reste de sa carrière théâtrale est ignoré; [...] .

Shakespeare quitta brusquement le théâtre à cinquante ans, dans la plénitude de ses succès et de son génie. Sans chercher des causes extraordinaires à cette retraite, il est probable que l'insouciant acteur descendit de la scène aussitôt qu'il eut acquis une petite indépendance. On s'obstine à juger le caractère d'un homme par la nature de son talent, et réciproquement la nature de ce talent par le caractère de l'homme; mais l'homme et le talent sont quelquefois très disparates, sans cesser d'être homogènes. Quel est le véritable homme de Shakespeare le tragique, ou de Shakespeare le joyeux vivant? Tous les deux sont vrais; ils se lient ensemble au moyen des mystérieux rapports de la nature. »